Chacun est un peu seul dans son quotidien de poète car chacun – poète ou pas – est toujours un peu solitaire. Un préparateur de commande trimant dans un entrepôt et un livreur soumis à des algorithmes de productivité, une aide-soignante même dans un EHPAD, pourtant au contact d’êtres humains fragiles, le sont autant qu’un écrivain ou poète.

Autre exemple : un enseignant – j’en suis un – est aussi isolé qu’un poète face à une administration lâche et déconnectée du terrain, à certains parents clientélistes, à de nombreux élèves au narcissisme victimaire dont l’ultra-sensibilité (ou plutôt sensiblerie) est sans cesse offensée – au choix – par un portable confisqué, une remarque de comportement ou liée à leur orthographe, plus qu’à la violence des séries qu’ils regardent, des jeux vidéo devant lesquels ils s’abrutissent, du sexisme violent d’un rappeur inculte qu’ils adulent ou de la consommation qu’ils font dès le plus jeune âge de produits made in China, fabriqués par des gosses comme eux.

Pour être honnête, je suis davantage préoccupé par ce que nous a dit de notre époque le destin tragique d’un Samuel Paty – assassiné parce qu’il avait une idée de son métier de professeur dans une époque pleine de décideurs ineptes et de carriéristes mesquins – que du devenir même de la revue et des éditions que j’anime, ou de l’art, de la littérature en général. Quand rien ne va, je ne vois pas pourquoi la poésie irait bien, d’autant plus que cette dernière n’est d’accord avec rien de ce qui régit notre époque. Il faut se faire une raison.

De mon côté, ayant choisi de ne pas chercher à vivre de la poésie, n’étant ni rentier ni obsédé par le sens du sacrifice pour répondre à je ne sais quelle haute idée abstraite de la littérature, je n’éprouve pas de pression particulière, d’obligation de réussite, élaborant avec anxiété aucun plan de carrière. Je n’ai ainsi pas besoin de pratiquer l’entrisme, le cirage de pompes, le renvoi d’ascenseur, tout ce qui me dégoûte dans le petit théâtre social qu’est l’univers du travail – choses auxquelles n’échappe pas le monde littéraire (poétique aussi !) et de la médiation culturelle. J’observe d’ailleurs avec amusement que certaines figures nouvelles de la poésie se comportent comme des starlettes ou des influenceurs. C’est à se demander si la poésie elle-même, dans sa forme la plus poseuse, n’est pas rattrapée par le marketing. Il s’agirait, si je comprends bien, de porter sa poésie comme un produit plutôt que de tenter de bâtir ce que nous appelons un peu pompeusement une œuvre, même si nous la savons vouée à disparaître.

Je ne pense donc pas, disais-je, que le sentiment d’isolement soit propre au poète : il me paraît plutôt le produit d’une société de consommation devenue société de marché, du recul de la fraternité sous les coups de boutoir du rouleau compresseur néolibéral escorté de son totalitarisme managérial, dont le but me semble – en vrac – d’atomiser les relations humaines, la pensée, l’imagination, le langage, et par conséquent la poésie, par ricochet, plus qu’en la visant, puisque pas grand-monde ne s’en soucie.

Tout cela pour dire qu’avant le quotidien du poète, qu’avant le poète, il y a déjà le quotidien des hommes ordinaires que nous sommes. Reste que c’est précisément parce que tout porte à renoncer à éditer une revue et des opuscules de poésie contemporaine qu’il est plus que nécessaire de le faire, par esprit critique, par panache, par logique punk, par volonté donquichottesque. Veuillez rayer la mention inutile.

Nous formons avec nos abonnés une petite communauté que je vois comme une utopie, et je me figure notre « petite entreprise » telle une sorte de coopérative d’écritures qui se serrent les coudes au fil des pages, qui avancent ensemble sans se concurrencer, sans tout ramener à elles, sans en référer à un process. Une vie possible s’y consigne, s’y concrétise. Il s’agit bien d’un rassemblement informel entre des auteurs et des lecteurs, où des visions et des imaginaires se rencontrent, s’entrecroisent, se relient en dépit de leur éloignement, qu’il soit esthétique ou géographique.

En fin de compte, je ne crois pas que la poésie puisse être davantage visible qu’elle ne l’est dans le contexte actuel. Les cadres économiques renvoient dans les marges tout ce qui échappe à leur logique. La librairie indépendante souffre face à Amazon ; les subventions aux manifestations littéraires s’effritent. Les médias de masse nivellent par le bas, en maltraitant la langue. Or c’est bien la compréhension fine et sensible de la langue qui rend abordable la littérature, et ainsi donc la poésie, qui serait un concentré de littérature, ou de la littérature concentrée.

Que souhaiter d’autre à une revue, à une maison d’édition de poésie, sinon de continuer d’offrir un espace d’expression et de créativité à travers des publications, même discrètes comme les nôtres, qui ont le mérite d’exister ? Ces initiatives sont une manière de ne pas hypothéquer l’avenir, le pire n’étant jamais certain. Quant au lectorat, il est rare, mais il continue d’exister.

Demeure enfin la question de l’accessibilité de ce qui s’écrit sous le nom de poésie ou de littérature, dans leur version la plus contemporaine. Je me dois de rappeler le rôle primordial des enseignants du primaire et des professeurs de français, et de l’instruction en général, mise à mal par les politiques austéritaires et le sociétalisme (qui s’est renforcé à mesure que l’idée de socialisme disparaissait) stupidement naïf de la hiérarchie de l’Education nationale depuis une trentaine d’années. Cette dernière a détruit méticuleusement ce qui fonctionnait à peu près – grâce à l’expertise et à la conviction des personnels – afin que plus grand-chose ne marche. Elle a atteint désormais ses objectifs de sape et d’isolement des bonnes volontés, mais persévère dans son acharnement.

Car une chose est sûre : plus le degré de maîtrise de la langue diminuera et le niveau culturel des jeunes baissera – et c’est une évidence qu’il s’écroule pour quiconque se coltine la réalité actuelle, travaille au contact des élèves ou des jeunes adultes, sans être aveuglé par l’idéologie et l’hypocrisie (ou faire le choix d’user de la flatterie) –, moins la part de la population susceptible de saisir ce qui se joue dans la littérature et la poésie se réduira. Je ne crois pas qu’il y ait un problème spécifique de la poésie qui soit lié à la poésie elle-même. Je me figure surtout que cette dernière subit l’air du temps, tentant de lui survivre sans s’y compromettre et de faire légèrement dévier le cours mortifère des choses, modestement.

 

Romain Fustier anime avec son équipe la revue et les Editions Contre-allées