Daniel Hartmann

 

Le poète et la parole poétique

 

 

 

Les tempes battent. ‒ Un rythme primitif s’empare du corps tressaillant tant la parole s’unit avec l’imagination et le désir. ‒ La parole est un rempart contre la désagrégation mentale. ‒ Bénéfique, elle fait oublier les mornes réalités de l’existence. ‒ Inattendue, forte, authentique, libre, elle brave la peur. ‒ La parole… ou la dureté du diamant, la grâce, la légèreté du papillon, la force du soleil.

 

(Extrait de "Folie !")

 

 

 

Lèvres amoureuses de la parole 

ne vous pétrifiez pas 

 

Resterez-vous closes ? 

 

Lèvres amoureuses de la parole 

parlez dites 

l‘émoi du feuillage 

le désarroi intérieur 

la mort redoutée à la fin de la nuit 

lorsque 

dans un silence augural 

les pensées 

vers l’advenir se tournent

 

(Extrait de "Au matin de la Parole").

 

 

 

 

Puissante parole poétique

im-puissante à pénétrer

le silence d’un enclos de hêtres

où errent d’enfantines pensées

 

 

 

 

 

Quel est le retentissement de la parole poétique actuelle dans le cœur et l’esprit ? A-t-elle encore autant d’importance que le poète le croit ? D’ailleurs, qui est véritablement poète à notre époque ?

 

Pourquoi se le cacher ? La force de la langue poétique décroît ‒ et diminue son prestige passé.

 

Le désintérêt pour la poésie fait-il suite à l’abandon progressif, depuis de nombreuses décennies, de la versification et des règles prosodiques ? Non, probablement.

 

Qu’en est-il du poète de notre temps ? Celui-ci, semble-t-il, ressent une grande défiance envers la recherche du beau. (Et peu importe que le beau soit une illusion de l’esprit…) Démesure et plongée dans l’intériorité lui sont indifférentes. En réalité, il ignore volontairement ou rejette tout ce qui pourrait lui rappeler un genre littéraire suranné. Il se refuse d’exprimer ses véritables émotions et d’aller hors des limites formelles de sa poésie. Il montre plutôt, en ayant recours à un langage moribond, ici un corps décharné, là des ombres froides, ailleurs de pâles couleurs.

 

Bien souvent, le poète s’enferre dans un intellectualisme prétentieux et évite à tout prix de placer l’homme ou l’« être » au centre de son écriture poétique.

 

Le lent déclin ‒ inéluctable ? ‒ de la poésie est un fait. L’audience des lecteurs se réduit tout comme leur intérêt pour cet art. À vrai dire, le ton et le style funéraires qu’adopte le poète dans sa poésie participent de cet amoindrissement.

 

Le poète suit une résolution inébranlable : elle consiste, sous prétexte de liberté, à privilégier une sorte de distanciation volontaire et permanente envers lui-même et l’art poétique. Il en résulte une constante froideur expressive.

 

Le poète répugne à se livrer. Il veut taire la force de ses sentiments et s’éloigner de tout ce qui s’apparente à une confession poétique.

 

Manifestation de joie ou d’inquiétude se trouve délibérément proscrite de ses écrits. ‒ Un vrai poète se doit de n’être pas trop explicite ou trop expressif.

 

« J’ai vu la grande ombre bleuâtre de la mort avant de m’approcher des portes ouvertes du néant. » Voilà ce qu’il se dit intérieurement. Mais, ensuite, que lui reste-t-il, à exprimer ?

 

L’imaginaire du poète s’appauvrit. Le vide l’aspire et sa conception de l’expression poétique porte sa pensée vers une abstraction sans retour. L’homme, la nature, la violence des passions le laissent indifférent. Dès lors sa parole se trouve impuissante à témoigner des forces dévastatrices, de l’énergie vitale ou de l’ivresse vertigineuse, mais salutaire, qui traversent ou s’emparent de tout corps vibrant de plaisir. ‒ Le poète finit par oublier que l’idée d’homme est, par essence, susceptible de stimuler la pensée imaginative et l’esprit de création.

 

Le poète favorise à ses dépens l’affaiblissement de la parole. D’ailleurs, il ne croit plus à son pouvoir. Sécheresse et appauvrissement de la langue minent continûment sa poésie dont il ne perçoit plus en lui la « présence charnelle ».  Dans ses compositions, ses textes ou ses « poèmes », il tend vers l’inexpressivité. Le silence absolu le guette.

 

Une évidence se fait jour : le langage poétique actuel ne répond pas aux aspirations du lecteur de poésie et ne lui procure ni étonnement, ni plaisir, ni contentement.

 

L’intime des émotions et de l’homme ainsi que l’étrange et mystérieux compagnonnage de la pensée de l’être échappent à la sensibilité du poète moderne. Ce dernier en arrive même à ignorer l’infinie diversité du sensible. En vérité, sa parole de poésie ne trouble plus ses sens ni ceux de ses rares lecteurs.

 

Il faut le dire tout net : peu d’œuvres novatrices, mémorables ou authentiques voient le jour, et la poésie lue ou dite suscite incompréhension, ennui, voire rejet.

 

D’autres réalités s’imposent à l’esprit : le lyrisme déplaît et ennuie ; l’émotion esthétique ne semble plus de mise et toute résurgence romantique se trouve proscrite.

 

Aujourd’hui le poète jette un regard glacial sur la poésie et il use d’une grande circonspection à son sujet. En fait, quelle est son intention poétique ‒ et que veut-il donc ? Ceci : célébrer, dans ses écrits, la nudité de la poésie, laquelle, selon lui, doit être proche du décharnement.

 

Forme, cadence et verbe poétiques lui sont devenus étrangers.

 

Dans sa manière d’écrire, le poète participe de la « désincarnation » du corps d’enfant de la poésie millénaire. Il s’interdit surtout d’éprouver toute passion exclusive à son égard. Il prend plaisir à discréditer des pans entiers de son histoire. Sans en être conscient, il ânonne en récitant un poème et, lorsqu’il goûte la solitude avec délectation, il aime à converser avec une assemblée de morts.

 

La parole poétique, privée de sa force rayonnante, peu à peu s’éteint.

 

 

© Daniel Hartmann