Article pour Dans les brumes (novembre 2022)

 

 

Quand je laisse résonner en moi le mot poésie, qu’est ce qui se passe, qu’est-ce qu’il éveille ?

Des évidences et des pensées ou des images plus personnelles. Je vais évoquer les unes et les autres sans me soucier de ce qui est « original » et de ce qui ne l’est pas. Ou plutôt je vais en évoquer quelques-unes sans viser à l’exhaustivité, que je place aux antipodes de la poésie...(Oui, comme on dit des tue-l’amour, je crois qu’il existe des tue-le-poème, tels que la volonté de tout dire...)

 

 

Une pratique régulière

 

D’abord « poésie » implique pour moi une pratique régulière, une sorte de compagnonnage. Dans la vie réelle, il m’arrive de l’oublier un temps, ou de la négliger, mais je sais toujours qu’il y aura des retrouvailles et qu’alors il me faudra être patient, ou plus exactement prêt à tous les scénarios. Parfois en effet, le medium poétique redevient rapidement souple, ductile, « comme s’il m’attendait ».  Mais le plus souvent, une phase de tâtonnements et d’interrogations s’avère nécessaire avant que le contact se rétablisse – d’une nature quelquefois différente de ce qu’il était précédemment, puisque les changements qui s’opèrent en nous avec le temps peuvent affecter, par ricochet, notre écriture.

Cela dit, ce que j’entends par « pratique » ne se réduit pas à l’écriture et aux essais qui la caractérisent. Je la définirais comme une intrication de lecture, d’écriture et de réflexions, même si ce mot sonne un peu trop sérieux pour convenir tout à fait...

La lecture de textes poétiques, dans des revues papier ou en ligne, s’ouvre à des genres de textes très différents,  mais ma préférence va aux poèmes exigeant une approche spécifique :  au lecteur, alors, de faire briller ― et résonner ― les mots pour qu’ils révèlent (comme on dit en photographie) tout leur sens ou plutôt tous leurs sens et qu’apparaisse leur aura (les connotations, dirait un linguiste).

 

 

la relation avec les autres poètes, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui

 

L’originalité d’une voix, je crois, se construit dans la fréquentation des autres auteurs, les devanciers et les contemporains, dont les effets (directs ou indirects) ne peuvent être confondus, évidemment.

Pour les poètes du patrimoine, les affinités n’impliquent pas d’influences formelles. J’admire profondément Supervielle, mais il n’est pas question de l’imiter.  L’esthétique de ses poèmes relève d’une autre époque et se définit par rapport aux autres auteurs de son temps (notamment les surréalistes, dont il entendait se distinguer). L’influence sera donc thématique, ou plus largement, relèvera du regard sur les êtres, sur les choses ou sur sa propre histoire.

Vis-à-vis d’un poète d’aujourd’hui, les enjeux sont d’un autre ordre. Là, je peux être séduit (ou au contraire agacé) par un mode d’écriture, par une façon d’en user avec la langue, par le choix qui est fait, par exemple, d’intégrer la narration ou au contraire de la tenir à distance voire de la refuser, par la syntaxe plus ou moins transgressive, par la progression du texte plus ou moins allusive, plus ou moins elliptique, etc. Sans qu’il s’agisse à proprement parler de défis, mes contemporains me lancent des messages que je suis invité à décoder : leurs textes me questionnent, me plongent dans la perplexité et/ou m’ouvrent des perspectives – et par là mon écriture trouve des inflexions nouvelles ou s’en tient à ses repères, mais en connaissance de cause. Une histoire sans fin, en somme. Ou plus exactement, une aventure qui, pour chacun de nous, se termine avec le dernier poème (à moins qu’un savoir-faire trop installé ou de prétendues certitudes ne bloquent prématurément toute évolution, mais je préfère ne pas y penser…).

 

 

Poésie et mémoire

 

La mémoire est plus ou moins fidèle, plus ou moins « oublieuse », pour reprendre le mot de Supervielle.

Bien sûr, les souvenirs ne constituent pas, loin de là,  l’unique matériau du poème. Mais leur traitement me semble une clé de l’écriture poétique. Le souvenir peut être livré tel quel, voilé, remodelé ou bien il peut nourrir le discours poétique, derrière lequel il en vient à s’effacer complètement. J’aime bien quand le texte alterne à sa guise tous les cas de figure et que le souvenir émerge parfois dans sa brutale authenticité et qu’ailleurs il se brouille où se mêle à d’autres « matériaux » poétiques. Alors peut se poser un problème délicat, celui de la relative « transitivité » ou au contraire « non-transitivité » du texte. Autrement dit, où le situer sur l’axe qui va de la transparence à l’opacité ? En principe, je préfère quand l’auteur ne s’enferme pas totalement dans le solipsisme, dans un monde clos à tout autre qu’à lui-même, mais bien sûr, il y a des exceptions...

 

 

Le rapport au moyen d’expression

 

Celui qui écrit des textes poétiques se trouve dans une situation comparable à celle du peintre envers la peinture, comme matière et comme ressource, laquelle tient à sa nature et à son histoire et l’on pourrait aussi bien prendre l’exemple du sculpteur, du musicien, bref, de tout artiste vis-à-vis de son medium d’élection.

Je crois donc qu’être poète, c’est avant tout avoir un rapport original au langage ― ce qui reflète sans doute un rapport original aux autres et au monde, mais pour ne pas « trop embrasser » et donc « mal étreindre », je vais m’en tenir au langage.

Pour moi, l’objet et l’enjeu de l’écriture poétique se trouvent là : dans ma relation avec la langue, dans les transgressions que je me permets (et dans celles qui me paraissent gratuites, sans intérêt ou tape-à- l’œil), dans la construction et la circulation des signes poétiques à l’intérieur de l’objet poème riche de ses deux faces, sonore et visuelle, dans le « climat » qui se crée à force de glissements, de bercements, d’entourloupes…

Les poètes ont une relation quasi-amoureuse avec la langue, et chacun d’eux vit cette relation selon ce qu’il cherche et ce qu’il est, ce qu’il a traversé aussi, d’où les accents parfois très complices, parfois plus conflictuels, tantôt froids et calculateurs, tantôt tumultueux et passionnés, etc., qui résonnent dans les textes.

 

 

Écriture & réécriture ou le texte & le temps

 

J’entends parfois que pour certains le texte se prépare aux confins de l’inconscient et du conscient et qu’un beau jour il s’écrit tout seul, aussi facilement et naturellement que le fruit mûr tombe de l’arbre. Je n’ai pas cette chance. Ou plutôt, je n’ai connu que très exceptionnellement ce scénario créatif. Disons que dans chacun de mes recueils, seulement un texte ou deux se sont ainsi posés sur la page sans autre forme de procès…

En règle générale, le contraire se produit : les textes changent au fil du temps. La fréquence des moments de relecture-réécriture varie évidemment selon les périodes (« premier jet » / phase de « mise au point »). Leur objet aussi : il s’agit parfois d’ajouts et beaucoup plus souvent de retranchements, le texte poétique aspirant plutôt à l’ellipse et à la suggestion, pour moi, qu’à la prolifération et au soulignement (sauf exceptions, ici encore…). Ces modifications portent tantôt sur des détails (mais en existe-t-il dans un poème…?), tantôt sur l’organisation d’ensemble du texte et dans un cas comme dans l’autre, la question ne manque pas de se poser : quand faut-il s’arrêter ? Autrement dit, quand dois-je considérer que le poème est au bout de ses métamorphoses et qu’il ne peut plus rien lui arriver de bon ? Du reste, sous cette forme, la question reste approximative. Car l’enjeu de l’écriture d’un poème n’est pas de tendre présomptueusement vers son point de perfection (ce qui serait verser dans l’illusion), mais de découvrir un point d’équilibre « intéressant » entre les imperfections qui le constituent.

Ainsi un texte trop souvent revisité risque-t-il de s’affadir, de sentir le travail, l’artifice. Ou bien, à travers ce cycle de relectures, il peut s’effacer, s’éclipser au profit d’un autre, né de ses transformations successives – ce que je peux accepter, mais sans le rechercher.

 

 

Voilà, en termes très généraux, quelques-uns des aspects de la poésie selon moi. J’ai conscience d’avoir été très incomplet (ce que j’ai revendiqué en commençant !) mais aussi qu’il y a dans ces brefs développements matière à discussion ― autour d’une bouteille, par exemple… En attendant que l’occasion se présente, revenons à nos carnets, cahiers, livres, écrans, etc., puisque c’est là que se passe l’essentiel, c’est là qu’elle vit, entre nos mains, la poésie… la nôtre, mais aussi celle des autres, que nous oublions trop souvent.

 

 

Jacques Allemand ©