Alors que la guerre fait rage, j'ai décidé d'arrêter d'écrire. La publication de mon livre "Je voulais voir le monde" me fait comprendre que je suis au bout de mon imaginaire poétique. Je continuerai à m'occuper de la revue Mot à Maux. Je publierai sur ce site les témoignages des uns et des autres. Le blog cessera d’être mis à jour. Le point final de mon œuvre sera la rédaction d'un manifeste. Et puis je m'attacherai à publier les manuscrits qui me restent. Après cela j'aurai bien vécu ! Il faut savoir s'arrêter, même si je garderai ce lien avec l'écriture. Rien ne sera plus comme avant.

 

 

Pourquoi un arrêt de l’écriture ? Les images d’écoles et de maternités bombardées par l’armée russe m’ont, comme chacun, profondément choqué. Et puis je reçois en rafales des poèmes indigents dont j’ai du mal à trouver l’intérêt. N’y a-t-il pas une démesure entre cette guerre barbare et nos poèmes égocentrés ? Comment supporter ce décalage ? J’ai le sentiment de l’inutilité de nos revues… Le monde nous ignore. Mais nous ne pouvons ignorer le monde ! Il existe un état permanent qui rend notre lutte inutile… On tente tous d’exister en tant que poète, de se faire un nom pour se consoler de notre néant… Et nous sombrons dans un narcissisme sans fin, la bonne conscience nous servant de repère. Il y a chez moi un déchirement. D’un côté, la poésie me porte et soutient mon combat : j’ai à cœur de la promouvoir dans une société qui la méprise. D’un autre côté, je me sens inutile : ma révolte adolescente se noie dans le silence ! La poésie doit-elle se limiter à la sphère intime, nos poèmes comme un partage entre soi et soi ? Il est un fait que la poésie souffre d’un hermétisme latent qui la coupe d’un large public, que l’écriture se perd entre ego et bavardage… Quand je regarde le monde, j’y vois la poésie. Quand je regarde la poésie, je n’y vois pas forcément le monde ! Cette contradiction résume l’écart qui existe entre les poètes et la réalité… La subjectivité est certes le maître-mot du poète, l’horizon qu’il véhicule est de sa pure responsabilité !

          

               

Je conçois que le combat que je réclame se heurte à l’indifférence, à la méfiance. Les esprits semblent résolus à se taire, par pure conscience de l’indispensable travail à fournir, par sentiment légitime d’impuissance. Oui, la poésie souffre du renoncement de nombreux de ses acteurs, légitimement bien occupés à faire tourner la machine. Animer une revue implique une liberté totale. Nous avons la chance d’habiter un pays où la liberté d’expression est garantie. Ce n’est pas le cas dans de nombreux autres pays, voués pour beaucoup à la dictature. L’Esprit des Lumières nous guide. Nous avons une responsabilité dans la circulation de la parole. C’est ce que nous exprimons dans nos revues. Nous croyons que la poésie est une richesse, d’où qu’elle vienne. Et c’est de notre devoir de la diffuser. Est-ce ainsi que le travail s’arrête ? N’y a-t-il pas une forme de lassitude à compiler des pages de poèmes, avec dans l’esprit le regret que les lecteurs seront les poètes eux-mêmes ! Non, la guerre n’arrêtera pas nos publications, ni nos revues ! La barbarie ne fera pas vaciller la flamme de la liberté ! Nous avons le devoir de mener nos revues avec rage et obstination. Car c’est sur ce terrain là que le monde nous attend. Cela peut-il nous consoler de la guerre ? La marche du monde nous est-elle fondamentalement inaccessible ? Doit-on renoncer à davantage de parole ? Le monde semble nous échapper… A nous de le saisir. Au nom de nos valeurs et de notre liberté.

 

 

Seule l’œuvre peut décider de la fin de l’œuvre. J’ai décidé d’arrêter d’écrire. Ou plutôt cela s’est-il imposé. On me dit (trop) jeune pour prendre cette décision. Moi, je dis que j’ai beaucoup donné. La fin s’inscrit dans une lassitude et le sentiment d’avoir dit l’essentiel. Désormais d’autres horizons sont accessibles. Trouverai-je la nécessité d’écrire pour Mot à Maux ? De proposer un autre contenu ? Trop tôt pour le dire. Je n’écrirai plus de poèmes, ni de récits, mes écrits seront réduits au minimum. Il y a une forme d’acceptation de la mort. La conscience de l’œuvre est désormais une évidence. Pour moi, ce sera aussi profiter de mon temps pour revenir à la peinture. Le printemps est là, avec ses promesses, l’attente de visiteurs. L’atelier peut rouvrir pour la belle saison. Rien ne sera plus comme avant.

 

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« Une revue, un souffle, un cri, un engagement, une respiration… » Mes motivations sont toujours les mêmes : partager l’écrit dans un monde en mal de repères et avide de sens. Faire entendre des voix étouffées par la course sans fin à la consommation. Susciter un débat contradictoire sur la poésie actuelle et la marche de la société. Afin de donner à chacun l’espoir de pouvoir s’exprimer librement et dans la discipline qui nous préoccupe : la poésie. Je publierai ce qui fait sens, ce que le cœur peut entendre, dans les dimensions personnelles et sociales, soucieux de replacer l’individu dans un plus vaste ensemble, allant de la cellule personnelle à la contestation, à la revendication et à la société elle-même. Je cherche des voix susceptibles de prendre en compte le caractère de chacun, son implication dans le monde et le cosmos. Des voix s’élevant entre l’alpha et l’oméga de la parole, entières, concrètes, complètes. Je donnerai donc un large accès aux poètes  de cette petite édition pour laquelle j’ai le sentiment de me battre et qui justifie tous mes efforts. 

 

Daniel Brochard, le 21 mars 2022