Entretien avec Patrice Breno, directeur de publication de la revue Traversées :

 

Daniel Brochard : La Belgique est un pays de poésie. La langue française y occupe une place importante. La revue « Traversées » est devenue incontournable de générosité. Vous avez su vous diversifier en devenant éditeur et créateur d’un marché de la poésie à Virton. Votre travail est exemplaire. « Traversées » pourrait influencer de multiples actions. Comment voyez-vous l’avenir de la poésie dans notre quotidien pour les années à venir ? Peut-on passer du rêve à la réalité ?

 

Patrice Breno : La poésie ne bousculera sûrement  pas l’ordre établi ! L’important, c’est qu’elle se manifeste dans les esprits, dans les lectures, les rapports aux femmes, aux hommes et aux enfants, qu’elle aide à ce que le monde ne tourne pas plus mal… La poésie permettra toujours de rêver et de s’évader mais aussi de s’extraire des folies, du mercantilisme et du libéralisme, du monde politique qui nous mène souvent en bateau … et de défendre ses propres idées…

 

C’est certain qu’avoir les pieds sur terre est une nécessité et la poésie n’est pas qu’un rêve, elle est aussi un combat : les mots sont tellement importants et le poète les projette afin que ceux qui les reçoivent les perçoivent comme une manne, une ouverture, un défi permanent contre les injustices inutiles et dévastatrices…

 

A mon sens, il n’y a pas de fatalisme. Tout peut-être réalisé avec la volonté. J’ai créé Mot à Maux dans la solitude parmi d’autres revues qui n’ont pas toutes survécu. Et pourtant de petites structures s’organisent qui survivent grâce à la générosité des lecteurs. La vie poétique fonctionne ainsi en France, à coups de débrouillardises. La Bibliothèque Nationale de France en charge du Dépôt légal est la plus grande collection de poésie de ce pays. Ses murs sont inaccessibles, forteresse de béton ! Pourquoi ne pas rêver de bibliothèques à l’échelle nationale dédiées à la poésie ?

 

Rêver c’est bien ! Construire c’est mieux ! Comme vous/comme toi, je me sens comme le colibri qui apporte sa goutte d’eau pour éteindre le feu… Chaque action, aussi minime soit-elle, a du sens, a sa raison d’exister…

 

La poésie a un coût. Publier un recueil, une revue est un engagement financier. Les frais de fonctionnement sont énormes. La poésie a besoin de se vendre pour survivre. Aussi, ne faudrait-il pas créer partout des librairies dédiées à la  poésie afin que les auteurs et ceux qui les éditent puissent vendre leur travail de façon libre et pérenne ? Comment selon vous instaurer un tel système ?

 

La poésie ne se vendra jamais comme un roman ! Quand j’ai accompagné Abdellatif Laâbi à Albi voici quelques années, un auditeur lui a demandé pourquoi il s’obstinait à écrire de la poésie, alors qu’il écrivait aussi des romans. Il a répondu : « La poésie, c’est tout ! ». Pour moi, c’est l’alpha et l’oméga. Sans poésie, le monde n’est rien. Alors, que chacun et chacune frappe aux portes s’ils le veulent. Moi, je n’en ai pas/plus l’énergie, d’autant plus que la Culture n’est pas la principale préoccupation de nos politiques, qui tiennent les cordons de la bourse. Je me dévoue corps et âme (comme le titre d’un des recueils publiés aux éditions Traversées) depuis plus de 28 ans. Après moi, qui reprendra le flambeau ? Certainement personne, car il s’agit d’une vocation et pas d’un métier… donc, si ce n’est pas rémunérateur, qui voudrait user une grosse partie de son existence… Pour ma part, je n’ai éprouvé que du plaisir, même si certains moments étaient très durs, rien que les nombreux contacts oraux et écrits que j’ai eus. Plus de 1200 auteur(e)s publiés, je pense que ce n’est pas trop mal. Plus l’universalité !

 

J’ai un rêve : celui d’une révolution poétique. Nous poètes, éditeurs… sommes tous pleins d’énergie. Et pourtant la poésie survit sporadiquement au rouleau compresseur d’une culture imposée par des médias en quête de pouvoir. Ce culte de la culture « unique » se vérifie partout dans notre quotidien, dictant nos choix de consommateurs serviles. Le rêve pour la poésie, serait qu’elle devienne une force novatrice et influente. Comment et faut-il réunir les acteurs du livre pour espérer un jour changer les choses ?

 

Il est vrai que nous agissons chacun dans notre coin. Cependant, je me suis rendu compte qu’il y a tellement de personnes qui écrivent de la poésie surtout. Je me dis souvent : il y a autant de poètes que de lecteurs ! Et c’est là que se trouve le dynamisme de la création. Quand j’ai créé la revue Traversées en 1993, j’ai voulu publier surtout des auteur(e)s qui avaient des textes de qualité (selon nos critères et nos choix) même s’ils étaient totalement inconnus. Des poètes de renom ont fait confiance à la revue, mais quel plaisir quand un auteur sélectionné revient vers moi en disant que je lui ai ouvert des voies. Nous sommes, en tant que revuistes, des passeurs, des diffuseurs, des transmetteurs et c’est là que réside notre force. Pour le reste, tenons le coup et serrons-nous les coudes, oui, certainement… Je n’ai pas vraiment l’énergie et le temps d’aller dans tous les salons. Qu’ils existent, c’est bien. Aussi, que chacun fasse de son mieux !

 

Pouvez-vous nous parler du marché de la poésie que vous avez créé à Virton ? Quel bilan faites-vous de cet événement ?

 

J’ai déjà organisé des rencontres avec des auteurs, des marchés de la poésie, le dernier en 2019. Ce qui demande une sacrée préparation ! D’autant plus que pour le plus gros de l’organisation je suis désespérément seul. Le bilan de l’édition 2022, je le ferai après, bien évidemment. Pour les rencontres antérieures, le plus important, c’est le retour, ce que les personnes qui sont venues en pensent et jusqu’à présent, tout le monde semble content. Et moi aussi ! Ne fut-ce que pour les rencontres fabuleuses, les interventions tellement suivies que – même si Virton est loin d’être Paris – je réédite l’exploit cette année.

 

Ce 19 mars, 20 auteurs, 10 femmes, 10 hommes, 2 parcours littéraires dans 5 lieux emblématiques de la ville, des respirations poético-musicales aussi, un marché auteurs-éditeurs, une table ronde auteurs-éditeurs, des écoles secondaires  et les commerces de la ville qui participent… Ce doit être une journée d’enfer et – même si c’est un sacré boulot pour moi – que du bonheur ! J’espère qu’on se précipitera de BELGIQUE, FRANCE, NAVARRE et qui sait, du monde entier...